Nous sommes dans un monde de spécialistes où, semble-t-il, le citoyen ne peut comprendre, faute de connaissances approfondies ou de formations scolaires appropriées, plusieurs concepts qui structurent notre société moderne. D’une façon insidieuse, une sorte d’étanchéité professionnelle s’est mise en place entre les spécialistes et les non spécialistes comme si certains domaines d’intérêt public tels que la santé, l’économie ou de la politique n’appartenaient plus qu’à ceux et celles qui possèdent un MBA ou un PH.D. Même la psychologie est réservée aux psychologues, taxant de « psychopop » toutes les formes d’approche qui ne sont pas approuvées par leur ordre professionnel. C’est à se demander si, entre nous, nous pouvons « faire de la psychologie » au quotidien sans être soi-même un psychologue, à l’exemple du citoyen qui désire « faire de la politique » sans nécessairement souhaiter devenir un politicien ou avoir un potager dans sa cour sans être agronome pour autant.
Pour ma part, je m’intéresse à la psychologie et aux troubles psychiques depuis 30 ans et, pour bien des psychologues, psychiatres et médecins spécialistes, je n’ai tout simplement aucune crédibilité, surtout si c’est pour proposer de nouvelles avenues à la santé psychologique en utilisant un jeu d’images projectives qui stimule l’imagination. Pire, une étiquette d’imposteur persiste aux yeux de ces professionnels qui m’écoutent comme si je ne pouvais absolument pas comprendre les comportements psychologiques, vu ma scolarité déficiente et mon manque de formation spécialisée. Pourtant, il y a tellement de non spécialistes qui accompagnent les déprimés et les malades mentaux, d’aidants naturels, que je ne saisis pas pourquoi on ne tient pas compte de leur expérience sous prétexte qu’ils ne sont pas encadrés par un ordre professionnel. Plus souvent qu’autrement, les gens en détresse se confient d’abord à des proches et à des collègues avant de consulter un professionnel de la santé. C’est donc dire que l’environnement social est primordial pour partager son vécu et évaluer son état de santé psychologique. Les psychologues, coachs et thérapeutes n’ont pas le monopole de l’accompagnement et il est parfois plus urgent de se sentir écouté et reconnu par un proche que de se faire analyser par un inconnu. De plus, ce n’est pas tout le monde qui a les moyens de se payer une série de consultations. Comme nous avons tous le devoir de trouver une solution à notre propre déséquilibre mental et physique et que nous sommes tous en définitive des « amateurs » en la matière, faut-il laisser tomber toute tentative de réflexion personnelle et d’introspection sur le sujet ? La vision du médecin ou du psychologue qui sait tout et qui peut tout guérir est, depuis longtemps, un mythe auquel certains osent croire encore de peur d’être obligés de s’attarder à leur santé et surtout à leur monde intérieur. Les professionnels de la santé sont « entrainés » à analyser un problème pour le classer et faire un diagnostic. Le modus operandi est de « régler le problème », mais, parfois, le problème, beaucoup plus complexe, touche plusieurs aspects de la personne, ce qui nécessite une période de réflexion et une implication personnelle soutenues.
Étant donné que la plupart des travailleurs du monde absorbent pendant toute leur vie professionnelle un stress psychologique énorme à cause des politiques de développement économique basées sur la performance et la compétition, que les citoyens sont aux prises avec un système de santé qui valorise la médication au lieu de la prévention, ce qui les rend doublement dépendants (et parfois ignorants) de leur état maladif, ceux-ci devraient participer à la résolution des problèmes reliés au stress psychologique. Certains patrons et PDG après être tombés au front de la course au rendement et s’être relevés, peuvent plus facilement déceler, chez leurs employés, les signes avant-coureurs de la détresse qui sévit dans leur propre entreprise. Ces mêmes décideurs sont « redescendus sur terre » au niveau du simple employé pour mieux servir d’exemple et promouvoir la compassion, l’empathie et l’écoute active comme solution de première ligne.
N’oublions pas aussi que c’est toute la population qui assume, de plus en plus, le manque d’accessibilité aux soins de santé,* que ce soit à un médecin de famille ou à un spécialiste. Dans ce cas, ne nous gênons pas pour suggérer des solutions à des problèmes récurrents et ainsi participer collectivement au processus de guérison d’une société malade de ses objectifs et de son ambition de créer toujours plus de richesse sans tenir compte des dommages collatéraux psychologiques.
Si nous continuons à concevoir le développement et la résolution de problèmes sans remettre en question les comportements psychologiques qui régissent la plupart de nos interactions et la qualité de nos relations interpersonnelles, nous allons tous continuer à gérer des problèmes plutôt qu’évoluer. Alors commençons à « faire un peu de psychologie » avec nos collègues et nos amis sans attendre qu’un psychologue nous dise comment et pourquoi le faire. Nous sommes des humains qui avons surtout besoin de contacts avec d’autres êtres humains avant de tomber dans des grilles d’analyses toute faites de professionnels.
Faisons dès maintenant de la psychologie pour mieux nous connaître et, s’il le faut, inventons une nouvelle façon de nous comprendre, différente de celle enseignée à l’université, car notre monde change rapidement et nous avons tendance à revenir trop souvent aux mêmes vieux patterns.
Nous sommes intérieurement plus forts, inventifs et intelligents que nous le croyons. Partageons donc nos réflexions avec nos proches sur notre capacité à « rebondir », sur nos difficultés et nous serons surpris des conversations positives qui en résulteront. Apprenons de nos relations avec les autres pour nous enrichir de nos expériences mutuelles et nous donner une qualité de vie communautaire.
Michel Delage
* « Et le patient, dans tout ça ? » , Diane Lamarre, Le Devoir , 20 novembre 2014